Bernard

[S C H I Z O P H R É N I E]

Bernard est atteint de schizophrénie. Les premiers signes de la maladie – dans son cas, des hallucinations auditives et un sentiment de paranoïa - se sont manifestés chez lui au début de l’âge adulte. Après une longue période de détresse, au cours de laquelle il a visité plusieurs hôpitaux et centres de désintoxication, il est parvenu à prendre sa maladie en main.

Aujourd’hui âgé de 60 ans, Bernard travaille comme chroniqueur et conférencier afin de réduire les préjugés sur la schizophrénie et sur la maladie mentale en général.

Il écrit depuis plusieurs années un blogue, Le Goulag, où il partage des réflexions sur son quotidien et sur la société. C'est de ce dernier qu’est tiré le témoignage que nous présentons ci-dessous (avec sa permission).

Dans le cadre d’Art crânien, l’artiste visuel Jacob Doyon a produit une série de dessins numériques inspirés des écrits de Bernard. L’œuvre s’intéresse aux textes du blogueur selon trois perspectives : Bernard en tant qu’individu, en tant que symbole de sa condition et en tant qu’humain face à la société.

Témoignage

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Le témoignage ci-dessous est constitué de cinq extraits1 du Goulag, le blogue de Bernard. Bien que le blogueur aborde de nombreux sujets sur son site, les textes choisis ici se concentrent surtout sur son rapport à la maladie, où s'entremêlent espoir, sentiment de différence et questionnements existentiels. Les extraits révèlent aussi, cependant, son désir de justice sociale et son intérêt pour la littérature, qui habitent l’ensemble de son écriture.

Utilisez les ronds sous les blocs de texte pour naviguer (au besoin) à l’intérieur des extraits.

1Présentés avec la permission de leur auteur : Saulnier, Bernard. Le Goulag. Extraits tirés des entrées du 27 août 2010, 30 octobre 2010, 17 novembre 2010, 24 janvier 2011 et 23 novembre 2011, http://legoulag.blogspot.ca/.

27 août 2010 : Bernie Prie

Y'en a tu de vous autres qui ont lu Kant, La critique de la raison pure? De la philosophie costaude. Je l'ai commencé pour, dans le même jour, me tourner vers Stigmate de Goffman... Je sais pas où je vais avec ces lectures, je sais pas si Kant peut confirmer ma croyance en Dieu et si Goffman peut m'en dire plus sur la stigmatisation urbaine. Je sais bien que la psychose laisse des marques, une façon d'être particulière, sans parler de la bédaine de médicaments, faute de dire mieux. Et on nous regarde en nous traitant de drogués, d'incapables; on voit souvent l'épine dans l'oeil de l'autre en ne voyant pas la poutre dans le sien...

J'ai envie de vous parler de cette travailleuse sociale qui disait préférer se faire amputer une jambe plutôt que d’avoir une maladie mentale!!! Quelle idiotie!!! Une chose certaine : je suis pas le working class hero de Lennon. Je suis peut-être "damné" à ne pas travailler, mais je préfère ça à être condamné. Accepter… Accepter... quand on accepte, les choses deviennent moins lourdes, je ressemble moins à un Bougon... En écrivant ça je pense à l'odeur d'huile dans la shop... Pour mes plus vieux lecteurs, vous remarquez certainement que mes thématiques sont souvent les mêmes, mais l'homme ne se refait pas, la folie est une expérience marquante et comme toute maladie, on en sort diminué.

Pourtant, si je suis mon programme de rétablissement, j'ai eu quelques écarts récemment, j'ai été malhonnête. J'en demande pardon à tous ceux concernés; mon mensonge était de dire que je fais trois réunions par semaine quand j'en fais à peine une... Mensonge avoué est à moitié pardonné? […] Qu'est-ce que je deviens dans tout ça? Je me sens à part, tenu à l'écart, probablement à cause de mon « style » de vie... J'emprunte la phrase de Desjardins qui dit que travail veut dire torture étymologiquement; si vous saviez comment je me torture, je me torture seul... Rien d'original, juste une façon de se dénigrer à la manière juive, bien que je sois pas juif...

Je rapaille rien, Miron l'a fait en maître, je m'éparpille, je m'écartille... quasiment crucifié pour rien et pour être plus laïque, je crois que l'empalement sur un mince roseau effilé qui vous entre là où vous savez pour ressortir pas loin de la clavicule est ce qui m'attend […] L'empalement, ça soigne les hémorroïdes et toute la tripaille... Pour rester dans les choses intérieures comme la foi, je serais mieux de lire Pascal plutôt que Kant et je pense au simple d'esprit qui comprend rien à la philosophie et qui appelle ça de la masturbation intellectuelle... Une chose certaine : y'en a qui réfléchissent pas beaucoup, c'est pas des miroirs et quand je réfléchis, j'ai envie d'en finir, d'en finir de ma bêtise paranoïaque... Une prière... Une prière... Un gospel, un hymne, un chant grégorien pour s'accrocher à plus fort que soi, juste l'esperanza...

30 octobre 2010 : Psychie Bernie

La vie file et je ne sais pas ce que j'ai fait de tout ce temps. Les jaloux, je n'y pense pas, je ne fréquente pas les gens méchants. Je pense à mon amour si compréhensive et si gentille; sentimental, vous dites? Y'a des gens qui savent pas que ce mot existe qui ne jurent que par l'argent. Je suis au bord des larmes, comment vous traduire mon état entre la joie et la peine... Cette semaine j'écarte la révolte, j'ai bien conscience d'être un privilégié, je suis pas trop magané, bien que parfois je crois que des gens envahissent mon appartement. Je suis pas à l'ordre, je suis pas soldat... Cette semaine quelqu'un m'a remis sur le nez ma schizophrénie; je ferai pas d'histoire ou plutôt si, une histoire de confusion : cette maladie a un défaut, elle est pas noble; les gens préfèrent un mortel cancer...

17 novembre 2010 : Ready Bernie

Aujourd'hui, je veux juste vous dire que, contrairement aux hommes politiques, j'avoue prendre l'argent d'où qu’il vienne. La belle couleur des billets et l'odeur du cash m'enthousiasment. Ceci constitue une preuve que le gouvernement va utiliser pour me couper ma pension... Ma belle intégrité, je l'ai perdue. C'est pas des milles mais on m'achète et il semble que c'est pour mon expérience. Je suis comme obligé de me fermer la yeule vis-à-vis nos élus. Vous savez ce que font les Japonais quand ils perdent leurs honneurs? Seppuku, ils se mettent à mort. Nous autre les b.s., on nous achète à tous les jours, on reste dans la misère connue, on veut pas faire face à un p'tit boss qui va nous faire du chantage à la gagne-petit.

Je pense aux gars qui sont dans la rue, qu'est-ce qu'ils ont fait? Moi je crois être honnête en tout, je gagne pas dix milles dollars par année, mais il semble que ça rabaisse l'estime de soi d'accepter de l'argent; mais je signe des reçus, disons qu'on me fait des cadeaux... Je sais pas pourquoi j'écris là-dessus cette semaine, pour me délivrer d'un poids? Ils m'ont volé mon intégrité, comme dit Gerry dans la chanson de Denise Boucher. Question santé mentale, je baigne dedans à tous les jours que le Bon Dieu fait. Ce qui est pathétique, c'est que j'en sortirai jamais; dehors, dedans, autour, partout. La folie, j'en parle parce que les fous ne crient plus au secours, ils acceptent le chèque, les dons, et en revirent une au début du mois. J'aimerais ça rencontrer une espèce d'Alexis qui a fui au Colorado ou un Survenant qui revient de loin, boule au noère, Séraphin!!! Des Séraphins, voilà ce qu'on doit devenir, des anges de la première hiérarchie.

Je sais plus ce qui se passe au septième nord, on a fermé l'aile, les gens sont à L'Old Brewery... Je suis un pauvre ti-cass, mais y'a une autre chose qui m'étonne, c'est le nombre d'automobiles stationnées dans les rues d'Hochelaga-Maisonneuve, un des quartiers les plus pauvres au Canada... Je suis le champion de l'insignifiance ce soir. Je devrais peut être pas écrire ça, je suis juste tanné d'être fou... La pluie, c'est moche, les nouvelles sont grises, j'ai hâte de partir... [...] Y'a longtemps que je n'ai pas vécu de crise psychotique, ça fait mal, maintenant je reste dans ma tranchée urbaine, mon abri anti-crise. La gaffe, c'est de vouloir faire de la littérature, de la littérature!!! Qui a besoin de ça? Les esseulés, les malheureux, les ennuyeux et encore... C'était ma contribution à la grande cause des lettres pour cette semaine.

24 janvier 2011 : Litanie Bernie

Le désœuvrement c'est parfois douloureux, y'a longtemps qu'à mon âge, on ne construit plus; vivre face au néant... L'espoir, j'aimerais bien en donner au fils de mon amie, lui dire que, malgré tout, la vie en vaut la peine. On a tous fait des gaffes et j'en fais encore. Je reste perfectible. Écoute, la peur je comprends, faut être prudent... Mais j'ai oublié beaucoup de choses qui me faisaient souffrir, tu verras, toi aussi tu vas oublier et t'accrocher aux belles choses qui font la vie, un sourire, une rencontre, un échange intellectuel riche et l'amour, l'amour de la vie. Pour toi, maintenant, la vie est vache, tu as mal, tu attends que ça passe, mais laisse-toi aider; elle est là, la force. Ça prend le courage d'admettre, d'accepter que tes pensées sont déglinguées. Laisse faire les préjugés des autres, tu as le droit de vivre et de bien vivre; heureux, joyeux et libre.

Que pourrais-je te dire de plus; ta souffrance est pas obligatoire, mais plus tard, elle te servira à en aider un autre. La peur, l'angoisse, l'alcool, les drogues, quand on en sort, c'est toujours plus fort. Je sais bien qu'à ton âge, les vieux mon'oncle straight, on n’en a rien à faire. Je sais que t'es révolté, que l'injustice de ta douleur t'horrifie. Quoi te dire de plus, la route est parfois longue mais elle en vaut la peine; l'important c'est pas la destination, c'est le chemin et c'est pas dans ton sous-sol que tu vas avancer. Tu construis ta prison, c'est ton droit, mais y'a des gens qui se préoccupent de toi. La vie, ça se passe pas devant un écran de télé; y'a longtemps, je croyais que oui et j'ai perdu de longs jours de ma jeunesse. J'essaie de comprendre ce qui te pousse dans la maladie; pardonne-toi! Pardonne-toi!

Peut-être que j'ai tout faux et que t'aimes bien vivre comme ça, après tout, je sais pas grand-chose. Je sais même pas si tu me lis, mais fais-moi signe, on ira prendre un café, voir les jolies filles et discuter; toi qui aime bien les grandes idées de prolétaires, ça nous ferait un os à ronger... Je crois que la mort, cette salope, t'attire, que tu veux être un autre. On est qui on est; je te dirai pas qu'à force de travail, on change; la vie s'en charge, de nous faire changer. Scrappe-rien, pose pas de geste impardonnable, crie à l'aide! À l'aide! Encore! Aujourd'hui, c'est frette comme dans ton âme, pourtant on y prend plaisir, à cette froidure, ça pique et on se sent vivant... Que fais-tu dans ce noir quand, dehors, c'est lumineux d'un soleil sur la neige de janvier?

23 novembre 2011 : Bizzy Berny

Dans le silence de la nuit, un passant parle seul. Je pense aux gars sous le pont, à toutes les activités illicites. Paraît que la pandémie de SIDA se termine, je crois avoir pris des risques il y a longtemps. J'en suis sorti indemne. Je m'étais promis de pas faire une revue de presse... […] Hier je suis allé au groupe « l'expérience du rétablissement ». J'ai raconté ma mégalomanie, comment parfois je crois avoir une certaine notoriété. Je suis qu'un ti-cul dans Ville-Marie. J'entends plus de voix, y'a que des gens que je ne vois pas, ma tête est pleine de phrases inachevées. Le bruit, c'est la vie. Lentement, je bois un café. Il est trois heure trente-trois, ça ressemble à une heure de prophétie; je suis pas prophète, faites vos confidences à Abraham. Quoi que Israël c'est pas le meilleur endroit pour acquérir de la sérénité.

J'ai mis le chauffage. Je suce des menthes. Je pense à Pieds nus dans l'aube, le premier roman de Félix Leclerc. Je me souviens pas du propos, mais je suis pieds nus à l'aube. Étrangement, j'ai plein de chansons dans la tête. Ça se réchauffe chez moi. J'ai pas de mots savants qui nommeraient mon état. Une voiture ronronne comme si c'était la piste de Daytona. J'ai des souvenirs du Lux sur St-Laurent, un café chic ouvert toute la nuit, c'était une belle époque même si j'avais mal; maintenant y'a les publicités télé des Presse-Cafés.[…] Je m'entends respirer comme un damné. Mâchoire qui grince... [...] Montréal est folle, on dira pas folle à lier, ça parle trop, mais folle comme le gars qui fredonne mal une chanson inconnue ou l'autre qui siffle en m'exaspérant.